Cela fait une dizaine d’années que tu travailles chez V&T, que tu dégustes régulièrement des vins sud-américains et que tu connais bien ces régions viticoles. En allant sur place, qu’est-ce qui t’a marqué en premier lieu ? Et en second ?
J’accorde effectivement une affection particulière aux vins sud-américains, d’autant plus qu’une de mes premières grandes émotions de dégustation chez Valade fut une bouteille de Kuyen de chez Antiyal.
Ce qui m’a marqué en premier lieu, et avant même d’arriver sur place, c’est le paysage que l’on découvre depuis le hublot de l’avion en survolant Santiago. Il suffit d’un seul regard pour comprendre l’influence déterminante de la cordillère des Andes et de l’océan Pacifique sur les vignobles. Observer ces deux éléments majeurs simultanément est une expérience saisissante.
En second lieu, c’est la générosité et l’accueil des personnes que nous avons rencontrées tout au long du séjour qui laisseront une empreinte indélébile. Tous ont eu à cœur de nous faire découvrir leur identité et leur culture. Ce sont des moments qui se vivent plus qu’ils ne se décrivent, tant ils sont chargés d’émotions et d’authenticité.
Pour le Chili, on a l’impression depuis plusieurs années que les vignerons recherchent des terroirs, dans des zones moins chaudes. As-tu eu ce ressenti ? Comment ont évolué les vignobles ces dernières années ?
Tout à fait. Si certains cépages comme le carménère et le cabernet sauvignon restent solidement ancrés dans les vallées historiques (Colchagua, Cachapoal…), où les conditions climatiques sont quasi idéales pour leur culture, d’autres vignerons audacieux explorent des terroirs bien plus extrêmes, aussi bien au sud qu’au nord du pays.
Cette quête de fraîcheur ne date pas d’hier. Elle a débuté dans les années 90 avec l’installation de domaines comme Veramonte dans la vallée de Casablanca. Aujourd’hui, des pionniers comme Marcelo Retamal vont encore plus loin en plantant de la vigne dans des régions reculées, comme la vallée de Limarí, au nord du Chili, où il produit des pinots noirs et des chardonnays d’une grande finesse.
Au Chili, tu as visité des domaines de tailles très différentes. Comment décrirais-tu le travail de chacun ?
Nous avons en effet découvert des tailles d’exploitations très variées, allant de micro-domaines comme RETA, qui produit quelques milliers de bouteilles par an, à des propriétés comme Tarapacá, qui en produit plusieurs millions.
Ce qui était fascinant, c’était d’observer, au fil des dégustations, que chaque domaine trouvait sa place. Des vins d’entrée de gamme, bien faits et représentatifs de leur terroir, comme le Tarapacá Varietal Carménère, jusqu’aux cuvées d’une grande complexité et d’une finesse remarquable, comme celles d’Antiyal. Le point commun entre tous ces vins ? Un excellent rapport qualité-prix qui les rend d’autant plus attractifs.
Tu as ensuite traversé la cordillère des Andes pour rejoindre l’Argentine. Le vin occupe une place importante dans le cœur des Argentins. Est-ce que cette culture est mise en avant ?
Nous avons passé trop peu de temps en Argentine pour avoir une vision exhaustive, mais dans les régions viticoles que nous avons explorées – d’abord la vallée de Uco, puis Mendoza – le vin est omniprésent.
Contrairement au Chili, où la viticulture doit parfois composer avec la concurrence d’autres cultures agricoles, comme celle de la cerise, ici, au sud de Mendoza, la vigne règne en maître. Cette passion pour le vin se ressent jusque dans les rues de Mendoza, où l’on croise à chaque coin de rue des caves et des bars à vins.
Le vin est d’ailleurs considéré officiellement comme la boisson officielle (« bebida nacional ») en Argentine !
Impossible de parler d’Argentine sans évoquer le malbec. Son style a beaucoup évolué. Au regard de tes discussions et dégustations, comment pourrait-on le décrire aujourd’hui ?
Le malbec a connu une véritable mutation depuis son implantation en Argentine, à travers les sélections clonales et l’adaptation progressive de la vigne à son environnement. Mais ce qui m’a surtout frappé, c’est son comportement face aux conditions climatiques locales.
À cause de l’altitude élevée des vignobles et de la faible épaisseur de la couche d’ozone, l’exposition aux rayons UV est particulièrement intense. Cela entraîne une maturation du malbec très différente de celle que l’on observe en France, avec des tannins plus souples et un fruité plus éclatant.
Un fait surprenant : lors de nos dégustations, le malbec était systématiquement servi avant le cabernet franc. Un choix qui nous a interpellé en tant que Français, mais qui s’est avéré parfaitement logique une fois les vins en bouche.
Enfin, quelles rencontres et quels vins t’ont marqués et que nous conseillerais-tu de découvrir ?
Comme je l’ai dit, toutes les rencontres furent marquantes pour des raisons différentes. Mais si je devais en partager quelques-unes…
D’abord, Berni Retamal nous a bluffé avec les vins exceptionnels vinifiés par son père, Marcelo. Son pinot noir, en particulier, restera gravé dans ma mémoire tant il m’a surpris par sa finesse.
Je ne peux pas non plus oublier l’accueil extraordinaire que nous a réservé la famille Espinosa. Leur vignoble d’Antiyal dégage une énergie unique, une sensation presque indescriptible. Ici, la biodynamie appliquée par Álvaro n’est pas un simple argument marketing, mais une véritable philosophie qui imprègne chaque vin. Des entrées de gamme « Pura Fe » jusqu’à la cuvée « Escorial Carménère » qui est d’une incroyable pureté, tous les vins reflètent cette approche sincère et engagée.
Côté argentin, la rencontre avec Philippe Caraguel, du domaine Atamisque, fut un grand moment. Il nous a aidés à mieux comprendre les subtilités du malbec, directement dans ses vignes.
Mais c’est peut-être la visite chez Matías Riccitelli qui m’a le plus marqué. Ce vigneron est fascinant à bien des égards. D’un côté, il revendique fièrement son héritage argentin, avec des figures emblématiques comme son père Jorge Riccitelli. De l’autre, il refuse de se laisser enfermer dans des carcans et élabore avant tout des vins qui lui plaisent, sans se soucier des attentes du marché.
Si je devais ne citer qu’un vin ou plutôt un gamme, ce serait ses vins de Patagonie. Matías a redécouvert d’anciens vignobles plantés à l’origine par la maison Chandon pour la production de vins effervescents. Ce projet ayant été abandonné, il reste aujourd’hui un patrimoine exceptionnel de vieilles vignes sur un terroir d’exception. Tous les vins sont remarquables, mais le sémillon et le merlot méritent une mention spéciale. Ce dernier m’a même réconcilié avec le cépage !