Le jour où la France perdit sa suprématie

Mais que s’est-il donc passé en cette belle journée du 24 mai 1976 à Paris pour qu’on s’en souvienne encore dans le petit monde hexagonal du vin comme s’il y avait eu un tremblement de terre, un séisme de magnitude de près de 9 degrés sur l’échelle de Richter ? Oui, que s’est-il donc passé en ce joli mois de mai il y a maintenant 44 ans pour qu’on s’y remémore encore cette date comme un jour funeste, pour qu’on la ressente comme une humiliation encore plus cuisante que la défaite combinée de Waterloo et de Trafalgar ?

Ce jour- là, la France a perdu sa suprématie mondiale et incontestée sur les grands vins !

La dégustation à l’aveugle du 24 mai réunissait neuf dégustateurs (de gauche à droite), Raymond Oliver (Grand Véfour), sir Peter Michael (le commanditaire de la fresque, il n’était pas juré, mais produit des vins californiens), Patricia Gallacher (Académie du Vin), Pierre Tari (château Giscours), Michel Dovaz (Académie du Vin), Pierre Brejoux (INAO), Odette Khan (Revue du Vin de France), Steven Spurrier (à l’époque caviste, organisant le concours), Christian Vanneque (Tour d’Argent), Aubert de Villaine (domaine de la Romanée-Conti), Calude Dubois-Millot,Jean-Claude Vrinat (Taillevent) et George Taber (Time Magazine, ici hors cadre). – crédit photo : The Vineyard (fresque de Gary Myatt)

Pas de quoi secouer la planète, diront certains. Certes, pas de quoi bousculer la planète terre mais, par contre, la planète vin, elle, ne s’est pas encore remis aujourd’hui de cette onde de choc.

Comment un événement dont, en fin de compte, on n’aurait jamais dû entendre parler s’est mué en un coup médiatique génial pour les producteurs californiens et en Berezina pour leurs homologues français ?

That’s the way the story goes

A cette époque, un jeune dandy (il l’est toujours, plus très jeune mais toujours dandy) anglais, Steven Spurrier, probablement un peu fortuné, se prend de passion pour le vin, et, en particulier, pour les grands crus français. Il rachète la Cave de la Madeleine, baptisée du nom du quartier où elle était située à Paris. L’endroit devint rapidement le lieu de rendez-vous incontournable de tous les anglophones de la capitale amateurs de bordeaux, bourgogne, etc… attirés par les encarts publicitaires que publie régulièrement The Herald Tribune, le quotidien de langue anglaise de Paris ². En même temps, les Anglais ne faisant jamais vraiment les choses à moitié, il crée aussi, avec Patricia Gallagher, l’Académie du Vin, une école de dégustation qui lui vaut d’acquérir une notoriété certaine et lui ouvre les portes du gotha de ce milieu un peu fermé qu’est celui des dégustateurs, des producteurs, du négoce et des acheteurs-collectionneurs.

Quatre fois par an, il organise des dégustations avec les plus grands producteurs français, principalement bordelais. C’est dans ce contexte que nait l’idée d’organiser une dégustation comparative de vins californiens et français. A cette époque, ni lui ni Patricia n’ont une grande connaissance de ces vins lointains, aussi exotiques que méconnus. Ils se mettent en quête d’information et effectuent chacun un voyage en Californie où ils sélectionnent un échantillonnage très représentatif de ce qui se fait de mieux.

A son retour, Stephen Spurrier puise dans ses relations pour constituer un jury à qui reviendra la tâche de départager les crus sélectionnés. Il faut citer les noms de ses membres pour se rendre compte à quel point celui-ci était un concentré de compétences et d’autorité. D’abord, il y avait des viticulteurs : Aubert de Vilaine cogérant du domaine de la Romanée Conti et Pierre Tari, propriétaire du Château Giscourt, un troisième cru classé. Ensuite des restaurateurs : feu Jean Claude Vrinat, propriétaire caves Taillevent et du restaurant Taillevent, un trois étoilés Michelin à l’époque, et feu Raymond Oliver, propriétaire et Chef charismatique du Grand Vefour (aussi trois fois étoilé Michelin) ainsi que présentateur d’une émission culinaire très populaire à la télévision. Enfin une journaliste et quelques écrivains spécialisés figuraient, bien sûr, dans ce jury : Odette Kahn, rédactrice en chef de la Revue du Vin de France et de Cuisine et Vins de France, et les écrivains, Pierre Bréjoux aussi directeur des Appellations d’Origine Contrôlées, Michel Dovaz affublé de titres ronflants comme professeur de l’Académie des Vins et Président de l’Institut Œnologique de France (qui n’a jamais existé). Et bien entendu, il y avait aussi des sommeliers et non des moindres : Christian Vanequé, qui officiait à la Tour d’Argent, le restaurant qui, à l’époque (et encore aujourd’hui) possède une des plus belles caves du monde. Christian Vanequé était le seul, avec Steven Spurrier et Patricia Gallagher, à connaitre les vins californiens.

Il convient de souligner que, hormis Odette Khan, aucun autre représentant de la presse française, n’avait daigné répondre à l’invitation. Pour eux, cette dégustation n’intéresserait personne et ne pouvait donner en aucun cas matière un papier. Ce n’était qu’une affaire farfelue : imaginez un instant, comparer des californiens à des bordeaux, cela n’avait aucun sens. Seul, Gault et Millau, le magazine en vogue de l’époque, avait eu la condescendance d’envoyer le frère de Christian Millau qui assistait là à sa première dégustation.

En revanche, John Traber, du bureau du Times à Paris, accepta l’invitation mais sans grande conviction. Bien lui en pris, car il écrira sur ce sujet qui s’est révélé explosif un livre… plus de trente ans plus tard¹.

Côté vins, pour défendre les couleurs françaises, avaient été retenus en rouge, Mouton Rothschild, Haut Brion, Montrose 1970 (le meilleur de la décennie 70) et Léoville Las Cases 1971. Sous la bannière californienne, il n’y avait que des poids lourds mais personne n’en n’avait à cette époque : Stags Leap’s Wine Cellar 1973, Ridge Monte Bello 1971, Heitz Martha Vineyard 1970 , Clos du Val 1972, Feemark Abbey 1969, Mayacamas 1971 et quelques autres un peu moins connus.

Pour les blancs idem avec, entres autres, trois premier crus : un Beaune Clos des Mouches 1973, un Meursault Charmes 1973 de chez Roulot, un Puligny Montrachet les Pucelles 1972 du Domaine Leflaive et un Batard-montrachet de domaine Ramonet-Prudhon 1973. Du coté californien : Chalone 1974, David Bruce 1973, Feemark Abbey 1972 , Spring Mountain vineyards 1973 , Veedercest Vineyards 1972. La sélection est bonne mais aucun des vins sélectionnés n’atteindra dans les années qui suivirent une notoriété internationale incontestée.

La dégustation se fait à l’aveugle sans ordre particulier, les blancs d’abord, comme il se doit, et ensuite les rouges. Chacun des membres du jury donne une note aux vins. Les notes sont transmises à Steven Spurrier qui en calcule la moyenne arithmétique. Un classement est établi sur la base de cette moyenne. Quand le résultat est annoncé, une réaction de surprise parcourt la salle : Château Montelena arrive en tète devant le Meursault Charmes 1973 de Roulot. Aux cinq premières places, trois californiens et deux français.

Voici le classement complet :

  1. Château Montelena 1973
  2. Meursault Charmes 1973
  3. Chalone 1974
  4. Spring Mountain 1973
  5. Beaune Clos des Mouches 1973
  6. Feemark Abbey 1972
  7. Batard Montrachet 1973
  8. Puligny Montrachet 1972
  9. Veedercrest 1972
  10. David Bruce 1973

A l’annonce des rouges, c’est la stupeur. C’est un autre californien qui arrive en tête, le Stags Leap Wine Cellar 1973. Le classement est quand même plus serré que pour les blancs car seulement 1.5 points séparent le premier du deuxième (Mouton Rothschild 1970) La France classe cependant trois vins dans les cinq premiers.

Voici le classement complet

  1. Stag’s Leap Wine Cellars 1973
  2. Château Mouton Rothschild 1970
  3. Château Montrose 1970
  4. Château Haut Brion 1970
  5. Ridge Monte Bello 1971
  6. Château Léoville Las Cases 1971
  7. Heitz Martha’s Vineyard 1970
  8. Clos du Val 1972
  9. Mayacamas 1971
  10. Feemark Abbey 1969

Odette Kahn avait essayé d’identifier les californiens pour les noter particulièrement mal (entre 2 et 7 sur 20) sauf que, voilà, avec le Stags Leap Wine Cellar, (qu’elle classa premier) elle était tombée sur un os car le style de Stags Leap’s Wine Cellar est beaucoup plus proche du style français que du style californien ; de même pour le Mayacamas en blanc. Ce qui prouve encore une fois que la Californie à la capacité de produire des vins d’une grande finesse et que, si dans l’ensemble elle ne le fait pas, c’est que le consommateur (américain en particulier) actuel demande des vins plus gorgés de soleil. Les critiques américains (Wine Advocate et Wine Spectator) abondent largement dans ce sens en notant particulièrement sévèrement les vins élégants en particulier ceux de Stags Leap’s Wine Cellars et en notant avantageusement les vins denses et boisés au degré élevé d’alcool.

Odette Kahn, plus consciente que le reste du jury de la portée d’un tel événement, tentera de récupérer ses notes auprès de Steven Spurrier mais devant la fermeté de celui-ci, elle y renoncera. Elle l’accusera cependant, par la suite, de les avoir falsifiées.

John Traber rapporte dans son livre « le jugement de Paris » quelques anecdotes savoureuses sur les réactions qui suivirent cette dégustation.

Le baron Philippe de Rothschild téléphona à un jury pour lui dire d’un ton hautain : « Qu’est que vous voulez à mes vins ? il a fallu quarante ans pour être classé premier cru ». Sous-entendu, alors les californiens, ces jeunôts sans pedigree…

Le jeune sommelier de la Tour d’Argent recevra une volée de bois vert de la part de son patron, Claude Terrail, qui lui fit comprendre, sans ambigüité, que tout cela n’était pas bon pour le marché français du vin.

Selon Steven Spurrier, Lalou-Bize Leroy, cogérante de domaine de Romanée Conti a dit à son associé Aubert de Vilaine qu’il avait personnellement fait reculer de cent ans les progrès de leur superbe vignoble.

Quant au directeur des Appellations d’Origine Contrôlée, Pierre Bréjoux, on lui demanda tout simplement de démissionner.

Si John Traber n’en avait pas parlé dans un article paru dans le Times le 7 juin 1976 (article qui fut largement repris dans la presse américaine), cette dégustation serait restée anecdotique.

La dégustation de 1976 a été très intéressante car elle a pris par surprise tout le monde même les Californiens. Personne ne s’attendait à de tels résultats. La Californie n’en était qu’au balbutiement de son renouveau viticole après l’interruption due à prohibition. Avant cette sombre page de l’histoire américaine, déjà des experts français avaient jugé les vins californiens aussi bons voire meilleurs que les grands crus français.

La Californie a récupéré ce 24 mais 1976 la place qui lui revient sur la carte viticole du monde. A ce propos, Robert Mondavi écrira dans son autobiographie : « La dégustation de Paris fut, pour l’histoire du vin en Californie, un événement crucial, qui nous inscrivit de façon nette sur la carte des grandes régions productrices de vin dans le monde »

La société « Vins du Monde » a connu une mésaventure un peu analogue lors d’une grande dégustation comparative des grands Chardonnay du monde qu’elle avait organisée.
« Je me souviens avoir organisé une grande dégustation comparative de Chardonnay au Georges V, raconte Claude Gilois en souriant. Le seul moyen de faire ce genre de dégustation, c’est à l’aveugle totale car, même si les dégustateurs sont rarement malhonnêtes, ils sont souvent un peu roublards. La forme des bouteilles est un indicateur de la provenance ainsi que la collerette sur le goulot qui donne souvent assez d’information pour aiguiller le dégustateur dans la bonne direction, et les dégustateurs français ont tendance à sous noter les vins étrangers quand ils connaissent la provenance.
« J’avais invité le gotha des dégustateurs aussi bien sommeliers que journalistes. Trois producteurs de Montrachet étaient présents (Marc Colin, Guy Amiot et un autre dont je ne me souviens plus du nom). Leurs vins étaient bien sur en dégustation. J’avais réussi à réunir tous les plus grands vins étrangers, californiens en majorité. Même le Chardonnay californien Marcassin d’ Hélène Turley difficilement trouvable était en dégustation. On avait en tout sept bouteilles de Montrachet de différents producteurs.
« J’avais demandé à Jean Claude Ribaud du Monde de faire la couverture presse et il avait accepté.
« Tout avait été organisé superbement par Eric Beaumard, de directeur de la restauration au Georges V dans un Salon privé. Les dégustateurs n’avaient pu entrer dans la salle qu’après que les neuf premiers verres aient été servis pour qu’on ne puisse pas regarder la forme des bouteilles. Eric avait mais même poussé la perfection au point de faire faire sortir de la salle tous les dégustateurs à la « mi-temps» pour verser les neuf vins suivants.
« Il y avait une personne par table donc aucun moyen de communication. Un silence de mort et une ambiance studieuse régnaient dans la salle. Tous les dégustateurs jouaient le jeu. Lors de la pause, en parlant avec les dégustateurs et en commentant les vins déjà dégustés, je sentais que la dégustation évoluait plutôt bien pour les vins de « Vins du Monde ». J’étais cependant loin de me douter quand même du résultat final.
« Nous dégustâmes les autres vins et remîmes les notes à Jean Claude Ribaud. Il devint vite apparent que les Chardonnay étrangers avaient raflé la mise. Plus embarrassant encore, les producteurs français avaient mis les Chardonnay étrangers en tète pensant sans doute que c’était les leurs.
« Alors que nous devisions en la fin dégustation, Jean Claude Ribaud s’approcha de moi et me dit : « Je ne peux pas publier ces résultats dans le Monde ». Comme pour les dégustateurs du Jugement de Paris, il avait sans doute pensé que le résultat ne ferait aucun doute. Il m’expliqua que publier ce genre de résultats en France le mettrait dans des situations délicates vis-à-vis de beaucoup de gens. Au moins il eut le courage et l’honnêteté de le dire tout de suite plutôt que d’argumenter d’un quelconque blocage au niveau de sa hiérarchie.
« Il revint donc à Eric Verdier, le coorganisateur de cette dégustation, de publier les résultats ce qu’il fit, mais, bien sûr les Editions Eric Verdier n’ont pas la même portée qu’une diffusion dans le journal « Le Monde »…

Claude Gilois

¹ Taber M G. . Le jugement de Paris.2008. Edition Guttenbeg. ISBN : 979-2-35236-027-8

² The Herald Tribune a été rendu célèbre auprès des Français grâce au films de Jean-Luc Godard « A bout de souffle » dans le lequel l’actrice Jean Seberg le vend à la sauvette..